Créateur d’un «monde complet […] ne suivant que la pente de son imagination»: cette définition de l’écrivain Raymond Roussel par l’écrivain André Breton s’applique à la lettre au dessinateur japonais Yûichi Yokoyama dont les six albums parus à ce jour ouvrent au dessin contemporain et à la bande dessinée de vastes terres intérieures, des étendues nouvelles. En marge de l’élaboration bouillonnante et méthodique, prolifique et laborieuse de ses bandes dessinées, Yûichi Yokoyama produit des peintures, des dessins en couleur et des collages qui sont autant d’extensions et d’intensifications de son domaine.
Lorsque la galerie Anne Barrault (Paris) a pris l’initiative de faire venir quelques-uns de ces dessins couleur en France, l’Institut sérigraphique, les Éditions Matière et la revue Collection ont désiré produire deux sérigraphies. Élaborées et produites à l’Institut sérigraphique durant l’hiver 2012, ces deux séries limitées ont ensuite été acheminées au Japon pour être présentées à Yokoyama, qui les a numérotées et signées.
Dans le cadre de la manifestation «Impressions multiples» à l’École supérieure d’arts & médias (ésam), a été exposé à Caen du 17 au 31 mai 2013 un « Guide de reconstruction pour deux images »: un dispositif destiné à confronter les œuvres originales de Yokoyama et leur reproduction, et visant à exacerber cette confrontation par un compte rendu du processus de création des «copies originales» que sont les sérigraphies. À travers documents matériels, outils, tests couleur, bouts d’essais, à travers les fragments d’un entretien entre Séverine Bascouert, de l’Institut sérigraphique, et l’équipe de la revue Collection, à travers des aperçus récents de Yokoyama dans son atelier, cet accrochage entendait exposer le fil qui relie une œuvre à sa reproduction, un original à ses avatars.
Le présent texte est une trace – une publication, une image, un reste aussi bien : un relief – de cette exposition.
Jeudi 11 avril 2013
C’est effectivement la manière de faire la plus basique : scanner l’image et en diviser les différentes couleurs à imprimer. Le résultat aurait été alors assez exact au niveau des formes mais très éloigné dans le rendu de la matière, le grain. J’ai décomposé l’image pour la reproduire, étape par étape, comme l’artiste a pu le faire lorsqu’il l’a crée. J’ai redessiné la forme du visage par décalque en donnant un effet de crayon, puis réalisé un deuxième film pour faire une autre couleur en décalquant un autre élément et ainsi de suite. J’ai scanné des morceaux précis des images, des détails dont j’avais absolument besoin. Mais par exemple, pour ce trait de pinceau bien affirmé, je ne voulais pas passer par de la trame*, ça aurait tout transformé et ce n’était pas le but. Il vaut mieux être plus proche de l’esprit que de la forme. Yokoyama a utilisé des outils de peintre et moi, quand j’ai préparé les écrans, je me suis servi de ces mêmes outils (collage, crayons, peinture, trame…). Je me suis éloignée de la forme mais au niveau du grain de l’image, c’est plus fidèle. Par exemple, autour du visage, on voit le grain du crayon. Pour la bouche, Yokoyama a employé des papiers découpés, j’ai donc redécoupé dans du papier de manière similaire. Pour les coups de pinceau, c’est pareil. J’avais envie que ces mouvements soient présents.
Pour le portrait, j’ai imprimé un jaune très clair, un jaune moyen et un plus foncé pour donner cet effet de pinceau. Puis les autres couleurs : le orange tout autour du visage, le vermillon et le rouge plus foncé dans l’oeil, le bleu clair et un bleu plus foncé sur la tête, ça fait 8. L’idée, c’était d’imprimer les deux sérigraphies en même temps, donc il y a aussi le noir, un autre jaune « type quadri » et un rose fluo. Ce qui fait un total de 11 passages. Il y a trois sortes de noirs : un brillant, un mat et un tramé. En réalité, le brillant n’est pas fait avec une couche de verni que j’aurais sur-imprimé : j’ai utilisé l’accumulation des passages de toutes les couleurs sur ce motif (gommettes rondes). L’épaisseur des différentes couleurs recouvertes par le passage du noir ne donne pas le même rendu que le noir seul qui, imprimé directement sur le papier, reste mat.
Oui, ce n’est pas très sérigraphique. La sérigraphie est vraiment une technique à part, qui est loin de la peinture, ce n’est pas du tout le même processus. Je trouve que Yokoyama a fait des choix assez forts et c’est intéressant d’essayer d’arriver à ce résultat-là, même si je ne passe pas par la même méthode que lui. Si j’avais voulu faire quelque chose de très « sérigraphique » j’aurais pris des couleurs très fortes, mis des aplats très présents, fait une image spontanément très flashy. Et finalement en un seul regard, l’image aurait été comprise, il n’y aurait pas eu de subtilités à voir. Là, on a envie de se pencher un peu dessus. J’aime bien cette l’idée qu’on ne comprenne pas comment c’est fait et ce motif le permettait.
J’ai cherché un endroit où acheter cette trame de la marque Demeter dont Yokoyama avait parlé dans une interview. Je suis allée dans le seul magasin de mangas parisien qui les vend. Je l’ai cherchée longuement mais je ne l’ai pas trouvée. J’en ai pris une autre qui y ressemblait. Des fois, il faut coller à l’image, d’autres fois il faut s’en éloigner…
Au début, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir. Finalement, tout se passe dans la tête car au moment où les écrans sont faits, c’est déjà fini. J’ai pensé à décomposer les images pour faire une économie de passage. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup. C’est un procédé hyper actuel le fait d’être dans une économie un peu restreinte, dans une époque de crise.
3 janvier 2013.
Il faut environ une heure et demie pour parvenir, depuis le centre de Tokyo, à la ville de Sayama. Un bref trajet en bus et deux minutes à pied suffisent ensuite pour atteindre le baraquement envahi par les herbes où se trouve l’atelier de Yûichi Yokoyama. On jurerait la cabane à l’abandon. Les planches près du sol sont pourries d’humidité, le vent n’a pas fini d’arracher les écailles de peinture blanche. C’est la première fois que je viens.
À l’intérieur, la température est à peu près la même qu’au dehors, où la terre est gelée. Yokoyama rallume le poêle. L’odeur de l’essence envahit le peu d’espace disponible. Je questionne le dessinateur sur cet atelier, sur sa vie ici. « Ce sont des baraques qui ont plus de cinquante ans, elles sont occupées par des gens pauvres comme moi, des ouvriers… Je n’ai aucun contact avec eux. Je ne connais même pas le nom des gens qui habitent à côté ! À vrai dire, dans toute cette ville je n’ai aucun ami. C’est aussi bien : quelqu’un comme moi n’a pas forcément intérêt à vivre dans une grande ville. Si j’étais dans un coin animé, je finirais par sortir tous les soirs avec mes amis, et je ne travaillerais pas comme je le fais maintenant. Ici, c’est un peu comme si j’étais dans un temple. Dans un temple, les conditions de vie ne sont pas confortables. Ça permet de me concentrer sur mon travail. »
Pour la deuxième fois, la baraque vibre au passage à faible altitude d’un gros bimoteur. Nous sommes dans l’axe exact des pistes de la base aérienne des forces d’auto-défence. Je déballe et présente les soixante exemplaires des deux sérigraphies que Séverine Bascouert vient tout juste de réaliser à Paris. Le visage de Yokoyama témoigne aussitôt d’une très grande attention. Il reste debout face aux images et les examine intensément en un long et actif silence entrecoupé de marmonnements approbateurs. L’interprète souffle : « Oui, il aime bien. » Yokoyama prend chacune des sérigraphies dans ses mains afin de faire jouer la lumière à la surface et en révéler les détails. L’interprète résume ses rapides interjections : « Il aime beaucoup, en fait. » Yokoyama se tourne vers moi et dit son contentement : les reproductions sont à ses yeux plus tendues, plus nettes, plus fraîches que les originaux. Il évoque avec précision les défauts et l’usure des dessins d’origine… oui, décidément, il préfère les sérigraphies. Est-il d’accord pour les signer ? Il prend un tabouret, s’assoit, et, posant soudain sur son visage et sur sa voix le masque impassible de l’homme d’affaires, entreprend avec entrain de numéroter et de signer les feuilles. L’odeur de l’essence imprègne peu à peu les fibres de coton du papier sérigraphique.
Créateur d’un «monde complet […] ne suivant que la pente de son imagination»: cette définition de l’écrivain Raymond Roussel par l’écrivain André Breton s’applique à la lettre au dessinateur japonais Yûichi Yokoyama dont les six albums parus à ce jour ouvrent au dessin contemporain et à la bande dessinée de vastes terres intérieures, des étendues nouvelles. En marge de l’élaboration bouillonnante et méthodique, prolifique et laborieuse de ses bandes dessinées, Yûichi Yokoyama produit des peintures, des dessins en couleur et des collages qui sont autant d’extensions et d’intensifications de son domaine.
Lorsque la galerie Anne Barrault (Paris) a pris l’initiative de faire venir quelques-uns de ces dessins couleur en France, l’Institut sérigraphique, les Éditions Matière et la revue Collection ont désiré produire deux sérigraphies. Élaborées et produites à l’Institut sérigraphique durant l’hiver 2012, ces deux séries limitées ont ensuite été acheminées au Japon pour être présentées à Yokoyama, qui les a numérotées et signées.
Dans le cadre de la manifestation «Impressions multiples» à l’École supérieure d’arts & médias (ésam), a été exposé à Caen du 17 au 31 mai 2013 un « Guide de reconstruction pour deux images »: un dispositif destiné à confronter les œuvres originales de Yokoyama et leur reproduction, et visant à exacerber cette confrontation par un compte rendu du processus de création des «copies originales» que sont les sérigraphies. À travers documents matériels, outils, tests couleur, bouts d’essais, à travers les fragments d’un entretien entre Séverine Bascouert, de l’Institut sérigraphique, et l’équipe de la revue Collection, à travers des aperçus récents de Yokoyama dans son atelier, cet accrochage entendait exposer le fil qui relie une œuvre à sa reproduction, un original à ses avatars.
Le présent texte est une trace – une publication, une image, un reste aussi bien : un relief – de cette exposition.
Jeudi 11 avril 2013
C’est effectivement la manière de faire la plus basique : scanner l’image et en diviser les différentes couleurs à imprimer. Le résultat aurait été alors assez exact au niveau des formes mais très éloigné dans le rendu de la matière, le grain. J’ai décomposé l’image pour la reproduire, étape par étape, comme l’artiste a pu le faire lorsqu’il l’a crée. J’ai redessiné la forme du visage par décalque en donnant un effet de crayon, puis réalisé un deuxième film pour faire une autre couleur en décalquant un autre élément et ainsi de suite. J’ai scanné des morceaux précis des images, des détails dont j’avais absolument besoin. Mais par exemple, pour ce trait de pinceau bien affirmé, je ne voulais pas passer par de la trame*, ça aurait tout transformé et ce n’était pas le but. Il vaut mieux être plus proche de l’esprit que de la forme. Yokoyama a utilisé des outils de peintre et moi, quand j’ai préparé les écrans, je me suis servi de ces mêmes outils (collage, crayons, peinture, trame…). Je me suis éloignée de la forme mais au niveau du grain de l’image, c’est plus fidèle. Par exemple, autour du visage, on voit le grain du crayon. Pour la bouche, Yokoyama a employé des papiers découpés, j’ai donc redécoupé dans du papier de manière similaire. Pour les coups de pinceau, c’est pareil. J’avais envie que ces mouvements soient présents.
Pour le portrait, j’ai imprimé un jaune très clair, un jaune moyen et un plus foncé pour donner cet effet de pinceau. Puis les autres couleurs : le orange tout autour du visage, le vermillon et le rouge plus foncé dans l’oeil, le bleu clair et un bleu plus foncé sur la tête, ça fait 8. L’idée, c’était d’imprimer les deux sérigraphies en même temps, donc il y a aussi le noir, un autre jaune « type quadri » et un rose fluo. Ce qui fait un total de 11 passages. Il y a trois sortes de noirs : un brillant, un mat et un tramé. En réalité, le brillant n’est pas fait avec une couche de verni que j’aurais sur-imprimé : j’ai utilisé l’accumulation des passages de toutes les couleurs sur ce motif (gommettes rondes). L’épaisseur des différentes couleurs recouvertes par le passage du noir ne donne pas le même rendu que le noir seul qui, imprimé directement sur le papier, reste mat.
Oui, ce n’est pas très sérigraphique. La sérigraphie est vraiment une technique à part, qui est loin de la peinture, ce n’est pas du tout le même processus. Je trouve que Yokoyama a fait des choix assez forts et c’est intéressant d’essayer d’arriver à ce résultat-là, même si je ne passe pas par la même méthode que lui. Si j’avais voulu faire quelque chose de très « sérigraphique » j’aurais pris des couleurs très fortes, mis des aplats très présents, fait une image spontanément très flashy. Et finalement en un seul regard, l’image aurait été comprise, il n’y aurait pas eu de subtilités à voir. Là, on a envie de se pencher un peu dessus. J’aime bien cette l’idée qu’on ne comprenne pas comment c’est fait et ce motif le permettait.
J’ai cherché un endroit où acheter cette trame de la marque Demeter dont Yokoyama avait parlé dans une interview. Je suis allée dans le seul magasin de mangas parisien qui les vend. Je l’ai cherchée longuement mais je ne l’ai pas trouvée. J’en ai pris une autre qui y ressemblait. Des fois, il faut coller à l’image, d’autres fois il faut s’en éloigner…
Au début, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir. Finalement, tout se passe dans la tête car au moment où les écrans sont faits, c’est déjà fini. J’ai pensé à décomposer les images pour faire une économie de passage. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup. C’est un procédé hyper actuel le fait d’être dans une économie un peu restreinte, dans une époque de crise.
3 janvier 2013.
Il faut environ une heure et demie pour parvenir, depuis le centre de Tokyo, à la ville de Sayama. Un bref trajet en bus et deux minutes à pied suffisent ensuite pour atteindre le baraquement envahi par les herbes où se trouve l’atelier de Yûichi Yokoyama. On jurerait la cabane à l’abandon. Les planches près du sol sont pourries d’humidité, le vent n’a pas fini d’arracher les écailles de peinture blanche. C’est la première fois que je viens.
À l’intérieur, la température est à peu près la même qu’au dehors, où la terre est gelée. Yokoyama rallume le poêle. L’odeur de l’essence envahit le peu d’espace disponible. Je questionne le dessinateur sur cet atelier, sur sa vie ici. « Ce sont des baraques qui ont plus de cinquante ans, elles sont occupées par des gens pauvres comme moi, des ouvriers… Je n’ai aucun contact avec eux. Je ne connais même pas le nom des gens qui habitent à côté ! À vrai dire, dans toute cette ville je n’ai aucun ami. C’est aussi bien : quelqu’un comme moi n’a pas forcément intérêt à vivre dans une grande ville. Si j’étais dans un coin animé, je finirais par sortir tous les soirs avec mes amis, et je ne travaillerais pas comme je le fais maintenant. Ici, c’est un peu comme si j’étais dans un temple. Dans un temple, les conditions de vie ne sont pas confortables. Ça permet de me concentrer sur mon travail. »
Pour la deuxième fois, la baraque vibre au passage à faible altitude d’un gros bimoteur. Nous sommes dans l’axe exact des pistes de la base aérienne des forces d’auto-défence. Je déballe et présente les soixante exemplaires des deux sérigraphies que Séverine Bascouert vient tout juste de réaliser à Paris. Le visage de Yokoyama témoigne aussitôt d’une très grande attention. Il reste debout face aux images et les examine intensément en un long et actif silence entrecoupé de marmonnements approbateurs. L’interprète souffle : « Oui, il aime bien. » Yokoyama prend chacune des sérigraphies dans ses mains afin de faire jouer la lumière à la surface et en révéler les détails. L’interprète résume ses rapides interjections : « Il aime beaucoup, en fait. » Yokoyama se tourne vers moi et dit son contentement : les reproductions sont à ses yeux plus tendues, plus nettes, plus fraîches que les originaux. Il évoque avec précision les défauts et l’usure des dessins d’origine… oui, décidément, il préfère les sérigraphies. Est-il d’accord pour les signer ? Il prend un tabouret, s’assoit, et, posant soudain sur son visage et sur sa voix le masque impassible de l’homme d’affaires, entreprend avec entrain de numéroter et de signer les feuilles. L’odeur de l’essence imprègne peu à peu les fibres de coton du papier sérigraphique.